Interview Antoinette Colin – « Devenir n°1 de sa catégorie, c’est un métier ! »
Antoinette Colin, c’est 25 ans de carrière dédiés au Point Virgule. Pour mieux apprivoiser son parcours, je vous invite à consulter Le Graal des Humoristes et cette interview du Prescripteur. Je la rencontre suite à l’article sur la représentation des femmes en humour actuelle. L’idée était de mieux cerner sa vision de l’humour, de comprendre son travail et le positionnement du théâtre dont elle assure la direction artistique, le Point Virgule.
Avec tant de questions à poser et une grosse demi-heure à ma disposition, j’ai vu à quel point Antoinette Colin maîtrisait sa communication. Son discours était rodé, posé, imperturbable dans une époque propice aux polémiques. Il laissait certes de nombreuses questions en suspens. Malgré tout, j’ai essayé d’extraire le maximum de ce moment pour vous offrir la meilleure immersion possible.
L’interview d’Antoinette Colin
Quel regard portez-vous sur la professionnalisation de l’humour et surtout du stand-up : cachets, comedy clubs, francophonie, digital ?
Tout est positif, en soi ! Le stand-up connaît une véritable explosion. Cependant, il a toujours fait partie du paysage humoristique français. On a connu une accélération avec les médias sur le web, les réseaux sociaux… La culture s’est étoffée et élargie. Les comédiens d’antan n’avaient pas l’habitude de consommer des contenus autres que franco-français.
Les humoristes et programmateurs s’y sont tous mis. Quand on dit : « on fait du stand-up à l’américaine », c’est important de savoir ce dont il s’agit ! Certains en font, d’autres pensent en faire. À certains moments, j’ai l’impression qu’on joue trop aux Américains. C’est un peu dommage. Le premier stand-upper français ne date pas d’hier. Desproges, Coluche… ils s’amusaient et avaient une forte singularité, l’adresse au public était là. C’était une vision contemporaine, leur humour provenait de leurs tripes. Un Coluche était très raccord entre ce qu’il était à la vie et à la scène. Idem pour Desproges et pour d’autres, plus anciens ou plus récents !
Nous avons un humour francophone qui nous est propre. C’est bien de le revendiquer aussi !
Quelle est votre vision de l’avènement des réseaux sociaux, du buzz et des artistes programmés pour leur nombre d’abonnés ?
On est toujours dans une phase de transition. Il y a deux ans, l’importance du nombre d’abonnés a commencé à compter. C’est devenu un moyen de communication dont les productions s’emparent. Il faut trouver l’équilibre entre les possibilités de création et de communication que cet outil offre et surtout pas le subir. Il faut être raccord entre le travail de l’image et de la scène.
On ne retrouve pas forcément la personnalité ou l’humour que vous suivez chaque jour sur les réseaux sociaux. Ça peut se retourner contre l’artiste, c’est dommage ! D’où l’importance de toujours être dans une démarche artistique sincère.
Si l’on prend l’exemple des YouTubeurs, il y a de tout…
Effectivement. On a assisté à un grand ménage sur les trois dernières années. Beaucoup de YouTubeurs sont « sortis de leur chambre » pour monter un spectacle. Bien sûr, on retrouve toujours l’exception qui confirme la règle. Norman a cartonné, cartonne encore : pour lui, la transition vers la scène est réussie. Il est intelligent, il a un bon entourage, etc.
Ça n’a pas été le cas de tout le monde car le travail est différent. Entre réaliser chez soi ses vidéos, son montage, sa captation de quelques minutes… et travailler en équipe pour jouer en salle, et proposer un spectacle complet, la préparation est différente. Habitués à une véritable indépendance, ils se confrontent à une transition loin d’être évidente ; il faut alors s’avoir bien s’entourer.
Quels défis la multiplication des talents pose-t-elle pour construire une programmation régulière cohérente avec l’ADN de son théâtre ?
L’approche des artistes a évolué. Il y a dix ans, la démarche était plus théâtrale, la nécessité de jouer viscérale. Les comédiens répétaient en salle et s’entouraient de co-auteurs, metteurs en scène, etc. Ils s’intégraient dans des équipes artistiques complètes. On avait plus le temps de faire ses preuves aussi ! Aujourd’hui, on cherche à être efficace, plus dans la punchline.
Depuis quelques années, avec l’explosion des plateaux, les artistes ont besoin de tester. Certains parcours sont aujourd’hui très solitaires. À un moment clé, une personne vient prêter main forte à l’artiste. Il prend conscience qu’il avance plus vite accompagné qu’en solo.
La manière de programmer est aussi différente. La structure de programmation du dimanche au mercredi, puis du jeudi au samedi, a complètement implosé. Les spectacles n’ont plus une durée de vie qui va jusqu’à dix ans. En général, un artiste qui sort du lot comme une Florence Foresti, ça arrive tous les 6 à 7 ans !
Et toutes les salles se battent pour programmer cette personne…
Mon travail consiste à faire du repérage et suivre l’évolution de l’artiste, à condition que l’artiste soit le moteur. Pour réussir il faut être exigent artistiquement, avoir un bon spectacle. La réussite, c’est d’avoir du monde en salle, c’est le bouche-à-oreille, ce sont les retombées médiatiques… C’est un cercle vertueux !
Il faut aussi faire preuve d’humilité. Dans une salle de repérage et d’accompagnement, on est très fier d’avoir des artistes qu’on repère et d’autres qui créent un événement fort. Quand Jean-Marc Dumontet a repris le Point Virgule et programmé Alex Lutz, c’était une chance. Alex est resté 5 saisons au Point Virgule. Ça a été un temps précieux pour lui permettre de travailler sans relâche dans des conditions privilégiées.
Des Fary, Bérengère Krief sont restés bien plus que 3 mois au Point Virgule. C’est un métier, du travail de devenir n°1 de sa catégorie. Actuellement, on voit une explosion de gens qui veulent exercer ce métier. Or c’est très difficile : émerger est peut-être donné à tout le monde avec 15 minutes solides. Ensuite, créer un spectacle, c’est une toute autre dynamique. Enfin, exister dans la durée, c’est un sport de haut niveau !
Quel conseil donneriez-vous à un artiste pour monter en puissance et parvenir à remplir des jauges de plus en plus grandes ?
On est dans un monde extrêmement mercantile. On n’achète pas un succès ! L’argent ne comble pas un mauvais spectacle et ça ne remplit pas une salle. Une fois de plus, il faut avoir le meilleur spectacle !
Lors des débuts, il faut s’attacher à convaincre les dix personnes que vous avez devant vous. Faites en sorte qu’ils en parlent à 2 ou 3 personnes. Vous vous retrouverez ensuite avec 30, 50, 100 personnes en salle, etc. La seule façon d’attirer des spectateurs, c’est d’être exigeant artistiquement.
L’économie des sites qui proposent des places à prix réduit est devenue indispensable à notre métier. Du point de vue du consommateur, c’est super. Ça a démocratisé la sortie au théâtre. En revanche, pour des très bons spectacles, le public est prêt à payer 20-25 euros voire plus. La condition : qu’il soit certain de ne pas être déçu.
C’est à nous d’être exigeant artistiquement et de fixer le bon prix de vente en fonction de la qualité du spectacle.
Comment développe-t-on son radar à talents face à des propositions artistiques aussi variées ?
J’ai la chance de programmer au Point Virgule. C’est une identité que je connais bien, depuis longtemps. Outre ma formation théâtrale, des personnes qui aimaient leur métier m’ont formée. L’ancienne directrice du Point Virgule, Marie-Caroline Burnat, m’a probablement le plus appris. Elle m’a toujours dit : « Il faut avoir la culture de son métier ». Vous développez une envie de faire plaisir au public.
Au Point Virgule, on a la chance d’avoir un public qui peut aller voir 2, voire 3 spectacles chaque soir. J’ai tout intérêt à proposer des spectacles très exotiques, différents les uns des autres… et en même temps tous d’une excellente qualité. Ce que j’adore, c’est recueillir les impressions du public aux sorties de spectacle. Ils sont souvent surpris des différents styles que l’on propose !
Mon exigence est de proposer au public une programmation forte et éclectique, d’offrir cette diversité au public.
Comment construit-on sa légitimité sur la durée en tant que théâtre et en tant que directrice artistique ? Dans quels cas cette vision long terme du métier est-elle un avantage par rapport à des théâtres plus récents ?
L’humour, c’est comme la vie : ça évolue. Les thématiques restent parfois les mêmes (relations hommes/femmes, voyages, transports en commun…). La force d’un artiste, c’est de savoir réinventer et réinvestir ces thématiques à sa façon.
Je n’ai jamais eu l’impression de programmer quelque chose en me forçant. Je suis en mesure de défendre chaque artiste que je mets à l’affiche au Point Virgule. En somme, je suis fière de cette programmation, je pars du principe qu’on fait un bout de chemin ensemble avec les artistes. On doit bien vivre ensemble dans cette maison qu’est le Point Virgule !
Tout au long de leur programmation, on doit collaborer et pouvoir se regarder dans les yeux ! Au moment d’une programmation, on doit créer un évènement ! Dans mon repérage, j’évalue si j’aime la personnalité de l’artiste, ce qu’il raconte… Avec une scène de développement, on a toujours une marge de progression.
Ma légitimité, je la construis en assistant à des spectacles tous les jours. Je pense être dans une démarche sincère et honnête avec les artistes. Je n’ai pas de problème à pointer les axes d’améliorations, dire quand je n’ai pas compris un sketch… On peut m’attaquer sur ma programmation en disant « je n’aime pas… », mais on ne peut pas me dire que c’est de la merde. Mais aussi je peux me tromper : c’est un travail humain !
Comment gérez-vous les questions de diversité et de société ? Votre regard a-t-il évolué sur ces sujets qui touchent autant la société que les théâtres ?
Trop souvent, les médias et les réseaux sociaux apportent une tension sur ces sujets ; aux artistes d’apporter de la légèreté. Aujourd’hui, il faut presque faire attention où l’on met la virgule sous peine que ça parte dans les tours ! Rien est grave tant que l’on peut en rire.
La diversité a toujours fait partie du métier. Il y a plus de 20 ans, c’était déjà un sujet avec des humoristes comme Smaïn, Coluche et d’autres. Smaïn parlait de son pays d’origine et de sa double culture.
Je pense que c’est le rôle des humoristes de faire des sketches sur des sujets de société, pour apporter leur regard, dédramatiser et apporter la légèreté et l’humour… Une fois de plus, c’est ce que parvenait très bien à faire nos aînés, les Coluche, Desproges… Aujourd’hui, Fary, ou encore Verino avec la paternité, apportent un éclairage nouveau qu’il faut savoir affirmer, porter haut et fort avec humour.
Il me semble qu’aujourd’hui, on étiquette plus qu’avant. Or parfois, ça isole un peu, ça rend les choses un peu trop communautaires. Quand le talent est là, quand la proposition artistique est drôle… il n’y a pas de sujet.
C’est une question d’individus ! Vous rejetez d’ailleurs l’étiquette d’humour féminin.
Effectivement, je ne crois pas qu’un humour féminin existe. Ce qui m’intéresse et me guide dans ma programmation, c’est la singularité, la découverte et le suivi artistique de talents. L’important, c’est de proposer des événements de qualité et de promouvoir des talents avant toute autre considération. Trouver sa singularité, son authenticité, c’est le plus difficile. Ça demande un travail de longue haleine !
La polémique sur l’absence de femmes lors de certaines soirées, c’est pour moi un feu de paille. Par le passé, nous avons organisé de nombreuses soirées estampillées 100% femmes… Il fallait s’affirmer ainsi, quelques années après. À croire que ce n’était « plus à la mode », qu’il ne fallait plus estampiller « humour féminin ».
Ma seule exigence : programmer des spectacles drôles !
Vous donnez la chance à des artistes qui ont tambouriné à la porte du Point Virgule ou au Trempoint. Rejetés au départ, ils ont fini par vous « imposer » leur présence. Comment un talent, qui ne vous a pas convaincu un jour, peut-il rectifier le tir ?
Au Point Virgule, on se revendique comme une salle de repérage, pas une scène ouverte. Ces auditions ne sont pas forcément simples. Les yeux dans les yeux, je dis aux comédien(ne)s « je prends » ou « je ne prends pas ». Je leur explique pour quelles raisons je ne les prends pas. En revanche, je ne ferme jamais la porte.
J’explique que ce n’est pas prêt pour telle ou telle raison, je conseille à l’artiste de revenir prochainement. Quand je sens qu’il faut du temps, je conseille de ne pas revenir le mois suivant, de prendre un temps de maturation avant de réessayer. Je peux aussi donner des coups de pouce à un artiste s’il en manifeste l’envie et la motivation. Je considère le suivi artistique indispensable !
Que représente le Point Virgule pour les artistes ?
De manière inconsciente, parfois certains pensent que le Point Virgule est une finalité. Or c’est une erreur : arriver au Point Virgule, c’est le début. Si un artiste considérait qu’avant le Point Virgule, c’était dur… Il se trompe car la suite est encore pire. Évoluer dans des salles de 100 places permet de vivoter. Mon but n’est pas d’avoir des artistes en résidence pendant des années, mais de faire des carrières solides. Ensemble, on crée l’événement et on se développe.
Un dernier mot ?
Soyez drôle et venez au Point Virgule !
Interview Antoinette Colin – Le débrief
Au sortir de notre échange, je trouvais qu’Antoinette Colin ne m’avait pas forcément livré toutes les clés. Et pour cause : elle aurait tant à raconter compte-tenu de son immense expérience du métier.
Avec le recul, elle livre toutefois des informations essentielles. En spectacle vivant, même si la porte semble bloquée, elle n’est jamais fermée à clé. Les artistes tombent et se relèvent pour se forger une identité scénique. Antoinette Colin en accompagne certains avec sa sensibilité et son regard exigeant.
C’est une personne du terrain. Elle ne fera pas les choses pour suivre telle ou telle injonction. En revanche, ce qui la guide, c’est ce qui lui semble juste et cohérent artistiquement. Elle a la tête dans le guidon, un héritage artistique à faire vivre en 2021… Et ce n’est pas fini !