Printemps du rire 2022 : le fichier de la discorde
Le 15 novembre, peu avant midi, l’organisation du Printemps du rire allait commettre une erreur inédite. En préparant un e-mail pour annoncer à une centaine d’humoristes qu’ils n’étaient pas retenus, ils leur ont accidentellement envoyé leur brouillon.
Quand on envoie un e-mail trop vite, on dit souvent qu’avec la pièce jointe, c’est mieux. Là, la pièce jointe aurait mieux fait de ne jamais être envoyée. Résultat : tout ce beau monde a eu accès au fichier de travail des professionnels, notes prises à la volée comprises. La lecture hors contexte est violente, surtout quand on ne connaît pas le monde des jurys… Mais comme vous allez le constater, le contenu de ce fichier n’a rien d’exceptionnel.
La rencontre entre les artistes et les organisateurs de festivals : une déclaration de guerre ?
Avant toute chose, il est important de nuancer : nous avons eu accès à un fichier interne. D’autres affaires similaires démontrent que le phénomène peut toucher de nombreuses institutions culturelles.
Toute personne qui a déjà été jury sait à quel point le jugement peut faire ressortir les pires travers de l’espèce humaine. Je vous en ai parlé dans un article : je m’étonnais de me sentir aussi dure dans mes analyses. Si vous aviez accès à mes notes de précédents festivals, voici ce que vous pourriez lire.
Certaines sont des abréviations : SI (sans intérêt), GLA (gratte les applause). Il y a d’autres commentaires que jamais je n’oserais évoquer sur mon site : 1982, le Maxime Gasteuil du pauvre, certaines blagues sont à chier… C’est horrible, gratuit, idiot, tout ce que vous voulez. On sent l’influence des casseroles de la Nouvelle Star ou des punchlines de Sugar Sammy dans Incroyable Talent.
Une sélection décevante ? Décryptage
Si le Printemps du rire parle d’un fichier de travail qui ne reflète pas (complètement ?) leur appréciation des candidatures reçues, le résultat, lui, ressemble fort à une occasion manquée. De très bonnes candidatures ont été mises de côté face à des gens qui passent on ne sait trop comment. On retrouve même des personnes déjà passées par les Best de l’humour, l’ancienne antichambre du concours. Réponse de l’organisation : « ces derniers évoluent, il serait contreproductif de les bannir ».
Quel intérêt de revoir de mauvaises prestations ? Je trainais les pieds pour juger les 12 survivants de cette sélection épique… Rappelons-le, il faut trouver un successeur au génial Adrien Montowski ! Tiraillée entre des artistes choqués et une organisation avec laquelle je peinais à m’associer, je l’ai brièvement partagé sur les réseaux sociaux. Et c’est là que l’organisatrice m’a appelé.
Lors de notre échange, la tension était palpable. La confrontation de deux visions de l’humour très opposées, ça fait forcément des étincelles. J’avais déjà vécu ça avec Antoinette Colin à la suite de mon article sur le Trempoint 100 % masculin. Autant je respecte les efforts entrepris pour monter des festivals, avec parfois un budget restreint et une logistique complexe. Mais les difficultés excusent-elles vraiment des programmations aussi fades ? Je m’excuse auprès des artistes sélectionnés : certains sont de qualité, mais cela ne reflète pas le paysage humoristique de la nouvelle génération.
Les bons artistes font-ils l’impasse de la candidature au Printemps du rire ?
Autre explication de la présélection plutôt faible : la qualité des candidatures. Les tensions entre les artistes et les festivaliers grimpent en flèche. Deux conceptions artistiques se font face. Prenons leur versant caricatural : le stand-upper qui se veut puriste et qui devient sectaire va mépriser le moindre jeu de mot. Il tripote le pied de micro comme s’il était au Comedy Cellar, alors que ses vannes ne dépassent pas le monde du podcast et le 11e arrondissement de Paris.
Face à lui, on retrouve le protagoniste de base de la foire à la saucisse. D’une part, il pense qu’un sketch de stand-up sur Tinder est d’avant-garde. D’autre part, il programme un multiplicateur de jeux de mots foireux agrémentés de diaporamas dignes d’un prof de SVT barbant tous les soirs de son festoche.
Ces deux protagonistes ne veulent pas se rencontrer. L’un pense que l’humour de l’autre ne dépasse pas le périphérique, tandis que l’autre a l’impression de régresser de 30 ans sur l’échelle de la comédie. Résultat : les festivals ont mauvaise presse et les artistes hors-circuit préfèrent bâtir leur légitimité en plateau d’humour.
La diversité culturelle hors de Paris : l’affaire de tous ?
On le comprend : entre ceux qui jugent sur des critères tels que « malvoyante » et les artistes qui réclament du respect et veulent faire carrière, le dialogue est en passe d’être rompu. Précisons-le, le terme « malvoyante » ne provient pas du fichier du Printemps du rire. Je l’ai lu sur l’une des feuilles d’un membre du jury, le jour de la sélection finale.
Ce prisme de sélection est clairement obsolète, mais au moins, le Printemps du rire convie un jury varié. Antoinette Colin (le Point Virgule) d’un côté pour l’héritage comique historique, Émilie Kindinis (Olympia Production) et Mélissa Rojo (la Petite Loge) de l’autre pour la découverte des futurs stars du rire. Résultat : les six sélectionnés parmi les douze, et la grande gagnante Lisa Perrio, font oublier l’enfer de l’affaire du fichier Excel.
Les raisons de la colère : qu’en pensent les artistes à la suite de la fuite du Printemps du rire ?
Revenons aux critères de sélection en humour, en analysant la manière dont certaines femmes sont acceptées et d’autres fustigées.
Les femmes qui font du stand-up et qui parlent de sexe voient toujours les mêmes personnes leur dire comment se comporter. Rosa Bursztein, qui n’a pas bonne presse chez un pan très conservateur et à l’ancienne des festivals, le décrivait de manière très juste dans le podcast TRAC. Samedi dernier, la directrice de la Nouvelle Seine, Jessie Varin, montait sur la scène d’un gala très réussi à Montreux. Elle dénonçait le traitement des femmes en festival dans un sketch politique salutaire et malheureusement terriblement actuel.
Le Printemps du rire a montré les dérives, toujours présentes, des sélections en festival. Cependant, inutile de charger ce tremplin ! Ses sélections post-fichier Excel ont d’ailleurs eu lieu à la Nouvelle Seine devant un jury à dominante féminine. Ce fichier, photographie cruelle d’un travail plus complexe, fait écho à tant d’autres biais vus ailleurs chaque semaine ou presque. Et qui cachent les multiples initiatives qui vont dans le bon sens.
Les artistes étaient globalement sous le choc au sortir de l’affaire. Cependant, ils n’étaient pas étonnés. Leur colère est vive. Dans l’ensemble, ils ont de multiples anecdotes en stock sur des mauvais traitements en festival. Quand on en discute avec des professionnels de l’humour, ils me rétorquent : « oui, mais c’est machin, il est comme ça, faut pas le prendre personnellement, tant qu’on les paie, ça va ». Je ne suis pas d’accord : les artistes méritent du respect en supplément du cachet dans le forfait de base d’un festival. Surtout quand on sait ce qu’il se cache derrière ce « il est comme ça ». J’étais choquée, comme tous les artistes sur place, comme ceux les années précédentes, etc.
Or ils se taisent, par sidération, peur d’un boycott sur d’autres festivals ou simplement pour éviter un dialogue de sourds. Le circuit a ses propres codes, et ses protagonistes sont souvent les mêmes. Sur ce sujet, je venais même d’écrire quelques lignes. J’hésitais à les étoffer et les publier : l’occasion est trop belle.
Un festival en cache un autre… qui ressemble à s’y méprendre au précédent…
Pour vous donner le contexte de cet écrit, je voulais parler de Soyaux Fou d’Humour, qui avait lieu juste avant les Vendanges de l’Humour à Mâcon. « Du jaune criard et une affiche très similaire aux dernières éditions de Tournon-sur-Rhône : on refait le match avec toujours aussi peu de femmes.
Et ce n’est pas tout : on retrouve toujours les mêmes comparaisons de styles diamétralement opposés. On aurait aimé un peu de variété : j’adore Avril, Harold Barbé ou encore Guillaume Guisset. Mais ils sont chaque semaine ou presque en vadrouille.
…mais pourquoi ?
Pourquoi c’est toujours un peu la même chose ? Parce que les messieurs qui tirent les ficelles des festivals sont souvent les mêmes. Il existe des conseillers de festivaliers qui sévissent en région. Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire ? Les choix réalisés sont perfectibles et suivent des tendances annuelles. Julien Santini, François Guédon ou encore Cyril Iasci ont désormais leur diplôme. C’est d’ailleurs cocasse de retrouver en 2021 à Montreux un Julien Santini qui a troqué son personnage malaisant, vedette des festivals, pour un set de grande qualité… où il fustige les bénévoles festivaliers !
Qui se cache derrière ces stakhanovistes du circuit ?
Du côté éthique, Gérard Sibelle donne de son temps et a un regard assez affûté pour dénicher des talents. Seulement voilà, un seul regard aussi influent pour conseiller pléthore de festivals homogénéise les programmations. En prime, il a son petit caractère, ses têtes et il peut dérouter en soufflant tour à tour le très chaud et le frigorifique. Instant anecdotique de son dernier passage en festival : il communique uniquement sur les prix du jury, faisant fi du prix du public, William Pilet. Sur le papier, on dirait qu’il snobe quelqu’un.
Mais en privé, ce roublard des festivals confie sa désapprobation de certains choix du jury auprès de ses artistes. Il y a donc deux lectures d’un même événement. Illustration parfaite de l’impression que les chasseurs de talent avancent sans regarder dans les angles morts de la comédie. Moralité : rien n’est jamais tout blanc ou tout noir.
Sur qui d’autre peut-on compter, donc ? Mo Hadji, quasi-cancel pour moult mésententes avec notamment les historiques Ben H, Alexandra Pizzagali ou Clément K ? Yohann Lavéant, entrée parmi tant d’autres dans le réseau des festivals, son titre de spectacle Lavéant Machine et son statut de responsable pédagogique de l’École du One Man Show qui inspirent la méfiance de toute la scène stand-up ? Voilà pourquoi on retrouve les mêmes survivants en festival… Ceux qui prennent sur eux, ceux qui font de l’humour validé (sic !), etc.
La tournée des prix du public : un bon filon financier, une épine dans le pied pour renouveler l’offre artistique
Je ne vous parle même pas des gens qui bâtissent leurs tournées sur les routes des festivals de leur propre chef. Les Apollons sont perpétuellement en tournée des soirées jeunes talents, par exemple. Ils auraient tort de s’en priver, tant ça cartonne.
En soi, tout ce beau monde fait tourner les programmations de nombreux festivals. Sans eux, le bouche-à-oreille serait bien différent. En tant que dénicheur de talent, il faut être fou ou rêver de finir ruiné pour traverser la France à perte. Tout cela pour parler d’une poignée de talents aux dents longues. Si le système est imparfait, fort heureusement, de bons artistes arrivent à se frayer un chemin.
On ne refera pas le système aujourd’hui, on ne réconciliera pas les circuits comiques. »
Cette dernière phrase prouve qu’au moment de l’écriture, j’avais bien cerné le mal-être entre ces familles du rire…
L’avenir de la nouvelle génération en plateau et festival : quelle suite donner à la fuite du fichier du Printemps du rire ?
Qu’espérer ? Que les programmateurs ouvrent enfin les yeux sur leurs biais de sélection. Cet accident industriel, carnage en matière de protection des données personnelles, est une occasion unique de changer les choses. Outre la fuite des numéros de téléphone, des bandes démo et des adresses e-mail des artistes, c’est la vacuité des analyses artistiques et la pauvreté de la sélection finale qui déçoivent le plus… et qui incitent à réagir. Les responsables de la fuite avaient honte. Ils tenaient à maintenir le dialogue avec les artistes concernés. Cela va dans le bon sens, même si la prise de conscience a dû être violente.
Mais rassurons-nous : les meilleurs se frayent bel et bien un chemin, indépendamment des obstacles. La sélection finale du Printemps du rire a bien écrémé les mauvaises candidatures et sélectionné les bonnes personnes, Lisa Perrio et Amandine Lourdel en tête. Ces deux femmes, par ailleurs, n’ont pas encore leurs entrées dans le milieu fermé… des plateaux d’humour ! Alors qu’elles mettent à l’amende tant de gens qui ont pignon sur rue dans des plateaux et comedy clubs huppés, inexistants au-delà. Les circuits diffèrent, il faut inlassablement fouiller partout.
L’amélioration des circuits artistiques et processus de sélection va prendre du temps. Peut-être que cela ne changera jamais. Mais pour l’heure, continuons d’expliquer, de guider les organisateurs, les théâtres et les artistes. Même si l’humour est subjectif, certains principes de base fondés sur la diversité des regards artistiques permettent de se prémunir de l’essentiel. L’essentiel, rappelons-le, est de ne jamais rater la découverte d’un artiste prometteur. Et pour cela, tous les moyens sont bons, des plus maladroits aux plus visionnaires. Il est temps de calmer le jeu et de se réconcilier, vous ne trouvez pas ?