De Bersinger à Belhousse, vers un cru 2024 engagé
En cette entame hivernale, j’ai vu deux spectacles signés par des monuments d’humour absurde. D’abord, la revue de Lausanne, Caisse rapide (en replay jusqu’en avril pour les Suisses) avec Blaise Bersinger, qui continue de jouer son spectacle d’improvisation Pain surprise avec brio (on l’a revu en février, toujours fou !). Ensuite, le spectacle 2023 de Yacine Belhousse le soir de sa captation (à venir).
Je mesure ma chance. Ils ne font pas les couvertures de magazines huppés, mais leur niveau de jeu et leur expérience les placent au sommet du rire. Ce sont eux qui devraient faire Bercy, si vous voulez mon avis. Non seulement car ils bossent, mais aussi parce qu’ils tordent un genre — l’absurde — pour le transformer en art engagé.
Caisse rapide : une revue de Lausanne qui tient ses promesses
L’époque est au « réarmement » (sic !) : les humoristes répondent présents. D’abord, la revue de Lausanne s’appelle Caisse rapide. Rassurez-vous, ce n’est pas un remake de l’émission « Combien ça coûte ? » avec Jean-Pierre Pernault. Le spectacle revient sur une année d’inflation en zoomant sur des actualités phares.
Roast de quartiers (l’écoquartier des Plaines-du-Loup, Ouchy), soupers de boîte dans les entreprises suisses, derbys foot… Le divertissement est à la hauteur des messages dans une forme assez inédite pour dénoncer. Et c’est encore plus décoiffant pour le public suisse, tant la sacro-sainte neutralité peut inhiber les artistes.
Il faut bien connaître l’actualité du coin pour apprécier l’ensemble, comme souvent. Mais le jeu et les décors portent si bien la pièce qu’on pourrait se raccrocher aux barres du métro (le M2, quelle merveille…). Oui, ça parle aussi du métro — et ça n’a rien de chiant, sachez-le. J’applaudis l’audace, les efforts fournis et ça me force à y retourner en décembre prochain…
Yacine Belhousse : la captation de son spectacle 2023
Je retrouve l’Européen en cette soirée pluvieuse de janvier. Pour une fois, Yacine Belhousse laisse passer les fêtes pour capter son spectacle annuel. Une aubaine qui me permet d’y assister à l’instant T ! Ainsi, ce show est une sorte de revue à la Suisse — sauf que Yacine est seul sur scène.
On retrouve sa patte absurde, les nombreux passages rodés en plateau… Mais pas seulement. En 2023, c’était souvent la merde. La guerre, la guerre et encore la guerre. Les désordres politiques. L’impunité des uns et des autres. Les passages en force, l’autorité comme valeur refuge dont personne ne veut…
Je ne continue pas la liste, vous étiez là aussi. Ce spectacle aussi était dense. Dois-je vous parler des imitations de membres du gouvernement ? Des souris accro au sucre ? Des salles de sport économiques ? De la menace nucléaire ? Des commentateurs sportifs ? Des poules avec lesquelles Elon Musk aimerait communiquer ? La liste des thèmes n’a rien d’exhaustif.
Là encore, la forme du spectacle permet de faire passer tant de messages. On les reçoit d’autant plus que l’artiste nous emmène avec une fluidité invisible. On est à des années-lumières des vidéos virales insipides qui peuplent les réseaux sociaux.
La mission de 2024 : mettre en lumière les artistes qui le méritent
J‘ai le privilège de choisir ces soirées d’humour sans tomber dans les pièges marketing du spectacle vivant. Le nombre de spectacles médiocres qu’on se farcit à cause de la course aux abonnés fait froid dans le dos. Même chez les mastodontes du rire, on a déchanté. Je ne sais pas quel 11 janvier vous avez passé… Certains pensent que rien ne changera après tout ça. Je suis persuadée du contraire : on saura de plus en plus de choses et c’est tant mieux. Voici deux contacts pour témoigner et pour obtenir de l’aide juridique en matière de violences sexistes et sexuelles. Ayons le réflexe de questionner les comportements qui nous semblent étranges le plus tôt possible. Et soyons dignes dans cette période. En effet, les intimidations rapportées en loge de comedy clubs, accrues depuis les révélations, sont inacceptables. Même chose pour le name and shame : dénoncer pour le bien commun, oui, mais s’acharner, non.
Pour en revenir à la médiocrité marketing, en un an, l’amplification du phénomène a plus que jamais masqué les artistes qui s’arrachent pour pondre des shows de grande qualité. Malgré la lourdeur de l’actualité, les injustices ici et là, je reste optimiste. Optimiste car il est possible d’aller voir des bons spectacles. Les bons artistes vont se frayer un chemin. On ne va pas leur tendre le tapis rouge, mais ils ont l’habitude de galérer. Les petites salles vont continuer de chercher les talents. C’est là que ça se joue. Qu’ils fassent de l’absurde, des personnages, des jeux de mots (si)… On sera là pour elles et pour eux.
Alors soutenez les bons artistes, les intègres, parce qu’on en a besoin. S’ils ne sont pas encore au top, laissez-leur le temps. Rome ne s’est pas faite en un jour. 2024 sera une année engagée, pleine de prises de risque… sinon elle n’en vaudra pas la peine. Plus que jamais, je suis impatiente de tracer les chemins de traverse vers les talents les plus cachés. Il est temps de les pousser vers la lumière.
L’illustration par l’exemple : les invités de Mike Ward sous écoute au Fridge à Paris
L’humoriste Mike Ward était à Paris pour enregistrer quatre épisodes de son podcast « Sous écoute ». Programmation inconnue, bien entendu. Cette fois-ci, le Fridge accueillait l’artiste québécois et ses 30 ans de carrière. Une promesse : une discussion libre, sans censure. Bien évidemment on pouvait s’attendre à des sujets comme le vol de vannes, Gad Elmaleh en prenant pour son grade.
Car Mike Ward a convaincu ses coéquipiers au Bordel, le club le plus prisé de stand-up à Montréal, de bannir notre icône nationale du LOL. Par chez nous, c’était plus de l’ordre du « circulez, y a rien à voir ». Je m’attendais aussi à une prise de parole autour de #MeTooStandUp (brillamment expliqué ici). Hormis quelques frasques sur Gérard Depardieu, rien n’a filtré.
Au programme : des gens qui ont déjà la parole, les résidents du Fridge…
J’étais présente physiquement pour la troisième session, me contentant des sessions vidéos pour le reste. Sans programmation connue, le suspense était insoutenable : qui allait être sur scène ? Le premier jour n’était guère rassurant. Kheiron et Paul Taylor ouvraient le bal. Le premier enchaînait les promotions avec sa création History Telling.
Le second nous abondait de son podcast live chaque lundi, Paul Taylor Happy Hour. Soit, cela passait encore. Pour accueillir la venue de Mike Ward au Fridge, le ticket d’accès allait être dévoilé le mardi soir. Le taulier du lieu, Kev Adams (logique) et son poulain Ilyes Djadel (représentatif de la scène stand-up locale ?). Autant vous dire que je n’en menais pas large et coupais le live dès l’annonce de leur identité !
…mais un rai de lumière au milieu de cette promotion globiboulguesque
Heureusement, un assidu du podcast m’affirmait que l’épisode était intéressant. J’étais en effet à ça de poser un lapin au premier podcast d’humour francophone… Le lendemain, j’arrive donc sur place et qui vois-je à travers la vitre ? Le seul, l’unique, le Suisse Thomas Wiesel ! Coup de chance : il n’a pas pu être là à Lausanne, ce qui sauvait ma soirée… À ses côtés, on retrouvait Jason Brokerss.
La complicité de ces deux-là, on ne l’avait pas vue aussi flamboyante ailleurs. J’ai eu une chance inouïe. En effet, Fabrice Éboué, Alex Fredo et Kallagan clôturaient les enregistrements. Quelle déception, notamment due à la méconnaissance du circuit français… Et pire, vraisemblablement, aux conseils hasardeux (intéressés ?) du Fridge en matière d’invités de « luxe » (sic !).
Le meilleur podcaster au monde sauve la mise et souligne la crise de représentativité des talents de l’humour français
N’empêche, chapeau bas à Mike Ward : il a tiré le maximum de la situation en offrant quatre épisodes de grande qualité, indépendamment de qui parlait. La crise de représentativité est le reflet de ce qu’il se passe dans certains comedy clubs, dans les médias et dans les productions.
On peut se demander où étaient les femmes ? Mais aussi réfléchir à la manière dont elles sont mises en avant lorsqu’elles le sont. On fustige les comedy clubs, mais c’est aussi la presse institutionnelle qui cherche l’angle et parfois un archétype (militant) plutôt qu’un monstre de comédie. De fait, les mêmes noms reviennent sans cesse et peu de journalistes peuvent affirmer avoir vu les shows.
Séparer le marketing de l’artistique
L’enjeu est immense : juger finement les personnes mises en lumière alors que l’artistique laisse à désirer. Il en va de la crédibilité de la discipline, à l’heure où tout le monde cherche à découvrir des talents. Et pour cela, tout le monde doit mettre la main à la pâte.
La difficulté est multiple : il faut montrer la diversité humoristique… mais aussi comprendre ce qui est marketing de ce qui est comique. Les influenceurs sont aussi très complexes à aborder. Certains sont excellents, d’autres nuls à chier — or leur notoriété leur permet de brûler les étapes. Quid de ceux qui étaient déjà drôles avant eux, mais qui se font griller la politesse parce qu’ils ont autant de followers que nous ?
Certains disent qu’il faut séparer l’homme de l’artiste. On croit surtout qu’il faut séparer le marketing de l’artistique, à l’heure où les algorithmes nous aveuglent… On relève le défi !