Interview La Petite Loge : zoom sur la sélection et le développement des artistes
Il n’y aurait pas eu Le spot du rire sans la Petite Loge. Le simple fait de venir assister à des spectacles dans cette salle vous apprend beaucoup. Sur le spectacle vivant, d’abord. La Petite Loge a ruiné tous les specials Netflix et l’envie de regarder de l’humour sur un écran. Les deux ingrédients du succès : un espace exigu mais confortable pour le public, et une sélection éclairée.
Ce lieu ne serait pas là sans Perrine Blondel et Mélissa Rojo. Alors on a décidé de les mettre en lumière, car elles sont les premières à le faire pour les artistes de demain.
Notre entretien a été si intéressant qu’on vous le propose en deux parties. Dans ce second volet, découvrez pourquoi les artistes que vous verrez à la Petite Loge ont ce quelque chose en plus qui vous enchantera. Si vous avez manqué le début, vous pouvez relire le premier volet de l’interview !
L’interview de Perrine et Melissa 2/2 : plongez dans la fabrique des talents du rire à la Petite Loge
Qui dit sélection, dit audition… Les auditions à La Petite Loge sont un exercice souvent inédit pour ceux que vous recevez. Beaucoup me confient avoir l’impression de se planter parce qu’ils jouent sans public, par exemple. Comment faites-vous pour sélectionner les talents dans ce contexte ?
Mélissa Rojo : « Et puis elles ne rigolent jamais, elles sont méchantes ! » (rires)
Notre force, c’est que nous sommes toutes les deux comédiennes. On arrive à distinguer la maladresse ou le stress d’un niveau insuffisant. On détecte qu’il y a tout ce qu’il faut, mais on sait qu’il faut travailler et jouer pour que ça se développe.
Perrine Blondel : Je pense qu’on a une part d’instinct aussi, il faut le reconnaître. On va sentir le fonctionnement de la personne. A-t-elle envie que son spectacle aille loin ? Est-elle prête à vraiment s’investir dans la communication pour que son spectacle marche ? Il n’y a pas que le spectacle : c’est une démarche globale.
M. R. : Au-delà de l’audition, il y a une vraie discussion. On a envie de connaître les gens pour voir si on a envie de travailler avec eux humainement. Dans la discussion, tu décèles plein d’autres choses que ce qui se passe sur scène.
Concrètement, quelles informations glanez-vous de ces discussions ?
P. B. : On comprend alors leur façon de travailler et on perçoit la manière dont le spectacle va évoluer. Et ce même si ce qu’on voit n’est pas encore abouti ou s’ils sont rongés par le stress, etc. C’est arrivé de recevoir quelqu’un qui foire complètement l’audition, mais à la fin, on se dit : « Ouais, lui on le prend ! ».
M. R. : C’est vrai qu’après certaines très mauvaises auditions, on a décidé de programmer l’artiste et on était hyper fières de le faire. Ce sont aussi des coups de poker… On pense qu’il y a un truc : certes, c’est tout nouveau, c’est maladroit… mais il y a quelque chose dans l’écriture, et humainement. Essayons !
P. B. : On en rit par la suite avec les comédiens, on en parle encore bien après !
Par exemple ?
M. R. : J’étais au festival de Tournon, et il y avait Clément K, il a encore mentionné son audition ! Il me disait : « Mais comment avez-vous pu me prendre ? » (rires)
P. B. : On les traumatise, en fait… (rires) S’ils s’ont capables de survivre à l’audition, on se dit qu’ils sont prêts à tout !
M. R. : Je pense à un autre chouette exemple, celui d’Alexandra Pizzagali. Lors de son audition, on lui a dit ce qui allait et ce qui n’allait pas. Elle avait aussi passé une audition à la Comédie des 3 Bornes. En sortant de là, elle a appelé Mo [Hadji, son manager, Ndlr.] en lui expliquant ça : « Elles ne me brossent pas dans le sens du poil. Je parle à des comédiennes ! ». Il y a eu un vrai échange.
P. B. : Par contraste, la Comédie des 3 Bornes l’accueillait à bras ouverts, en lui disant : « C’est magnifique ce que tu fais… » Nous, on lui avait dit : « Il y a de bonnes choses, mais il faut améliorer ça, ça et ça aussi pour que ça aille. ».
M. R. : Elle s’est dit que c’était chez nous qu’elle pourrait avancer et travailler.
D’autant plus que contrairement à d’autres humoristes, Alexandra a écrit son spectacle d’une traite avant de le proposer en showcase et d’être rapidement programmée. Généralement, il y a de longs mois en plateau et plusieurs 30-30 qui précèdent cela !
M. R. : À la Petite Loge, on a envie de proposer cette case de rodage. Ça nous plaît bien : on sait très bien qu’ici, on n’aura jamais un spectacle abouti. Ce n’est pas le but. Ce qu’on veut, c’est qu’ils sortent de chez nous avec le spectacle le plus abouti possible.
Y a-t-il certaines formes d’humour que vous ne voulez pas voir à La Petite Loge, ou tout dépend de la proposition de l’artiste ?
M. R. : En audition, on n’a pas vraiment de ligne de programmation. On peut donc se laisser surprendre par plein de choses. C’est comme ça qu’on a eu des spectacles différents de notre programmation habituelle. Mais de temps en temps, la question se pose. C’est surtout l’idée de les protéger. On se demande s’ils vont trouver leur public chez nous. On n’a pas envie de les programmer pour les programmer et de leur mettre une épine dans le pied. Leur proposition artistique sera plus en accord avec d’autres théâtres.
P. B. : La mode du stand-up s’est un peu imposée à nous petit à petit. Ce n’était pas forcément nos choix personnels au départ. Évidemment, dans la programmation, il y a aussi une part de choix personnels. Cependant, dans le stand-up, on arrive à trouver d’autres aspects qui nous plaisent…
M. R. : Un côté théâtral, une vraie écriture… Ça passe par plein de choses : l’écriture, le jeu, etc.
P. B. : Au final, une forme de cohérence émerge toujours inconsciemment de ces spectacles dans l’ère du temps. C’est pour cela que je parlais d’instinct. Il y a nos goûts, ce qui est à la mode et ce qu’on nous propose. Tout ce mélange fait émerger des traits communs qu’on n’a pas définis comme impératifs.
Quels types d’artistes se présentent en audition ? Par exemple, certains viennent par l’intermédiaire de Thierno Thioune ou d’autres… Au final, quel est la part d’artistes qui vous sont conseillés ou se présentent d’eux-mêmes ? Allez-vous aussi faire la démarche inverse et solliciter directement des artistes ?
M. R. : En fait, les humoristes sont tellement seuls qu’ils parlent beaucoup entre eux sur les plateaux, notamment. Ceux qui sont chez nous sont souvent épanouis : les artistes sont notre meilleure publicité !
P. B. : Il y a Thierno Thioune, et aussi Mo Hadji qui nous proposent des artistes. De plus en plus, des boîtes de production nous amènent aussi des artistes. Depuis toujours, les plateaux nous ont aidé, et de plus en plus…
M. R. : Il y a Le spot du rire, aussi !
P. B. : C’est vrai. Le bouche-à-oreille se fait entre eux. Après, on a des gens qui sortent de nulle part : on ne sait pas où ils nous ont trouvé ! Certains, dans les festivals, ça nous arrive de détecter des pépites qu’on a envie d’aller chercher ! C’est assez rare, mais c’est bien !
Quel artiste vous a le plus marqué à la Petite Loge ?
M. R. : Très récemment, Rosa Bursztein. On a envie, à plus long terme, de l’accompagner. C’est une vraie rencontre humaine, artistique, de femme à femmes. Ça me marque assez. Et voir comment elle parle de la Petite Loge, ça me touche.
P. B. : J’ai un peu ça avec Alexandra Pizzagali. J’aime beaucoup son spectacle… Avec elle, on a réussi à aller dans la bonne direction, ça m’a pas mal marquée.
Moins récemment, je dirais Patrick Chanfray. Encore une fois, il y a beaucoup d’humain dedans. Il est méritant, il a un parcours atypique et qui part dans toutes les directions ! D’un point de vue purement personnel, son humour me parle vraiment beaucoup.
C’est vrai qu’en pensant à lui, je me dis souvent : « c’est incroyable qu’il ne soit pas plus connu, il est vraiment très bon ! » Comment pourrait-on faire pour que ces talents que vous détectez au berceau soient mieux reconnus ?
M. R. : C’est important de bien s’entourer. Avoir un bon metteur en scène, un bon regard extérieur… qui permettent de continuer à évoluer et à faire éclore ce que tu as envie de dire. C’est un travail d’orfèvre de partir de quelque chose de bien, et de l’exploiter à 100 %. Je pense que le public est capable d’entendre plein de choses, mais il faut que les producteurs et autres donnent la chance à ces propositions-là. Bien s’entourer, encore une fois…
Je pense à Thibaud Agoston : c’est un diamant brut, qui montera encore plus en puissance en s’entourant bien sur la mise en scène et le développement de carrière… Sur scène, il faut qu’il trouve le format pour faire éclater son talent. Globalement, je crois que les humoristes oublient le rôle du metteur en scène. Dans le théâtre, on l’a beaucoup…
P. B. : Souvent, en audition, je leur fais souvent un topo sur le marketing d’un produit. Leur spectacle est un produit. Qui dit produit, dit marketing et communication. Il faut travailler tous les axes. Ils ont compris le fait de travailler sur scène ou de faire de la communication. Ils ont l’habitude des réseaux sociaux, c’est dans l’ère du temps, ils le font avec leur spectacle aussi. En revanche, il manque le packaging, ces petits détails qui font la différence. Parmi eux, je pense au travail de l’image, qui va au-delà du contenu du spectacle et la mise en scène.
Intervenez-vous pour faire évoluer les spectacles, en donnant des feedback aux artistes par exemple ?
M. R. : Comme on gère la billetterie et la régie, ça amène une discussion. Si on sent qu’ils ont envie d’avoir des retours, on se permet d’en faire et d’essayer d’avancer ensemble. On ne veut rien imposer ou interférer sur la mise en scène prévue, mais on met à profit notre regard de comédienne.
P. B. : Même au-delà de ce statut de comédienne, le simple fait d’être dans la salle et de ne rien manquer du spectacle… Quand ils sont d’accord, on le fait. L’air de rien, assurer toutes les régies permet de savoir ce qui a été le plus efficace d’une soirée à l’autre et expliquer pourquoi.
M. R. : C’est aussi le cas pour les incohérences dans le texte. Ça m’est déjà arrivé de dire : « là, en tant que spectateur, je n’y crois pas. Tu as dit ça juste avant, ça fait tomber le truc à l’eau ». Ils n’ont pas bénéficié de ce regard extérieur, et comme ils sont la tête dans le guidon, ils peuvent passer à côté de certains détails.
P. B. : Quand un metteur en scène a la tête dans le guidon, il n’a plus le même recul que nous qui voyons le fruit de leur travail.
Et comment reçoivent-ils ces conseils ? À quel point sont-ils en demande ?
P. B. : Les artistes sont très réceptifs à la discussion et aiment avoir notre avis. On l’assume comme étant notre avis. Intervenir sur les spectacles peut aussi prendre une autre forme. Historiquement, on a envoyé plusieurs spectacles en province, en coproduction. On aimerait bien relancer ça cette saison sur des spectacles dont on sait qu’ils n’ont pas de prod’ et qui pourraient fonctionner. Leur permettre de jouer en province, c’est aussi leur permettre de gagner de l’argent — à Paris, on ne gagne pas d’argent. On joue pour en perdre le moins possible !
On a la prétention de croire que le fait de jouer à la Petite Loge, c’est un coup de pouce pour leur ouvrir des portes. Les salles nous font confiance, comme on commence à gagner en notoriété.
M. R. : Et les salles se rendent compte que les gens accompagnés par Mo [Hadji] viennent de la Petite Loge, ils identifient qu’il y a un petit vivier à découvrir chez nous ! On a envie d’accompagner les artistes plus loin que les faire jouer chez nous.
P. B. : Ce qui n’est pas incompatible avec une programmation ici : entre les relâches, le fait de répartir les dates sur différentes périodes ou les week-ends, on trouve des solutions !
M. R. : Les relâches donnent l’opportunité de proposer des exceptionnelles et de découvrir de nouveaux talents.
Un conseil pour les artistes qui vont commencer ou reprendre en octobre à la Petite Loge ?
P. B. : Faites de la com’ à mort ! C’est le nerf de la guerre.
M. R. : Faites-vous confiance sur scène. Souvent, comme il s’agit de débuts, il y a un manque de confiance. Voir cela comme le début du travail : ce n’est pas fini.
P. B. : Si les gens sont venus pour les voir, c’est qu’ils ont envie de les voir. Il faut qu’ils soient ce qu’ils sont, plutôt qu’ils essaient de tout changer pour se remettre en question de A à Z. S’ils ont réussi à faire déplacer les gens, le plus gros du travail est accompli. Le spectateur n’a plus qu’à se détendre et s’amuser. Donne-lui ce qu’il est venu chercher !
M. R. : Donne-lui ce que tu as envie de donner : ne te trahis pas toi, reste fidèle à qui tu es… et remplis cette salle ! C’est plus agréable pour tout le monde, pas seulement nous. Les spectateurs, quand ils sont peu nombreux dans la salle, ce n’est pas forcément évident pour eux. C’est plus agréable pour le comédien d’avoir du monde.
Le débrief
À l’issue de cette interview, j’ai compris pourquoi la Petite Loge et moi, on s’entendait si bien. Perrine et Mélissa font exactement la même chose que moi : courir après le talent brut. Celui qui doit encore se façonner. Et on adore le décortiquer au moment où il émerge. La Petite Loge, c’est donc la fondation même du spectacle vivant. Sans elle, pas de Gaspard Proust ou de Haroun. Bien sûr, leur talent aurait trouvé un autre chemin. Mais à Paris, pour se lancer dans un premier spectacle quand on a quelque chose en plus, c’est à la Petite Loge qu’on se donnera la meilleure chance. On souhaite une longue vie au théâtre et aux artistes qui s’y développent, et on va continuer à y aller entre 50 et 100 fois par an !
Crédits photo
© Philippe Dureuil