Interview Rosa Bursztein – « Jouer dans une grande salle donne plus de pouvoir »
Recevoir Rosa Bursztein en interview, c’est convoquer une personne qui a un propos. Tantôt persuasive, tantôt influente voire clivante : cette artiste ne laisse pas indifférent.
Et pourtant, quand je l’ai vue débouler au pas de course, s’excusant d’un retard d’à peine 5 minutes, on aurait dit autre chose. Une petite fille qui s’excuse d’une micro-bêtise. Enfantine, elle avait l’air de débarquer d’un manga ou d’un dessin animé, avec son large sourire et ses lunettes rondes. Avec Rosa Bursztein, il ne faut jamais se fier aux apparences. Cette interview le confirme une fois encore.
L’interview de Rosa Bursztein
Peux-tu te présenter pour les gens qui ne te connaissent pas ?
Je suis comédienne depuis une dizaine d’années et je suis impliquée dans le stand-up depuis deux ans. J’ai un deuxième spectacle, Tenir debout, que je joue depuis octobre les samedis à la Petite Loge et jusqu’à fin mars. La fin arrive vite, mais c’était super ! Je jouais déjà mon précédent spectacle, Ma première fois, dans la même salle.
C’est un beau parcours dans cette salle : certains ne passent malheureusement pas le cap des 3 mois.
Oui, c’est assez dingue ! Même dans une petite salle, même avec un bon créneau, remplir est un challenge quand on n’est pas encore connu, quand on n’a pas d’attaché de presse, une chronique à la télévision ou à la radio… J’ai eu de la chance !
Mélissa Rojo, qui co-dirige le lieu, nous avait confié avoir un coup de cœur pour toi… Tu as eu l’opportunité de jouer dans une belle salle hors de Paris grâce au soutien de ce théâtre.
Ça aussi, c’était incroyable ! J’ai joué au Complexe, un café-théâtre à Lyon. C’est une magnifique salle. J’étais à la salle d’en bas, qui offre près de 100 places. La séance de 20 heures a même été rapidement complète, ils en ont ainsi ajouté une deuxième à 22 heures ! J’ai donc assuré deux représentations de suite le même soir, c’était trop bien.
Jouer devant 100 personnes, avoir une grande salle… Tu peux occuper plus d’espace, tu te tiens plus droite, les temps résonnent. Ça te donne plus de pouvoir.
Tu fais partie des comédiennes qui se sont mises au stand-up. Comment cet intérêt est-il né ?
J’ai toujours eu un attrait pour la comédie. Quand je faisais du théâtre, j’incarnais souvent des rôles comiques. Je faisais aussi partie d’une compagnie d’improvisation, Les Soirées Plaisantes [où Rosa a croisé notamment Solène Rossignol, Ndlr.]. On écrivait des sketches, mais j’incarnais surtout des personnages. J’avais un personnage récurrent de babos : une meuf à dreadlocks qui vend des coquillages dans des festivals. Ça me faisait beaucoup rire !
Certains membres de la troupe voulaient se lancer dans le stand-up. Je les avais donc accompagnés pour regarder. C’était il y a 5 ans environ, et je n’avais vu que des mecs sur scène, renois et rebeux. Ils étaient très forts, mais l’humour était plutôt communautaire. Je pensais alors : « Bravo, mais moi je ne pourrais pas faire ça si c’est ça le stand-up et si c’est ce que le public attend. ».
Or, les deux dernières années, il y a eu un basculement avec Blanche Gardin et Haroun. Le stand-up s’est en quelque sorte institutionnalisé. C’est aussi devenu un truc de blancs ou d’intellos (rires), mais un truc intello populaire de qualité. C’était justement ce que je cherchais dans le théâtre sans le trouver. D’un côté, il y avait le théâtre subventionné hyper snob, de l’autre un théâtre privé un peu beauf. Le stand-up a été une bouffée d’air frais !
Entretemps, j’ai aussi réalisé un court-métrage. J’avais adoré l’expérience ! J’ai même tenté d’écrire un moyen-métrage, mais je n’ai pas réussi à financer le projet. C’était une bataille de deux ans pour obtenir les subventions de régions ou de chaînes de télé. Ne pas y parvenir m’a fait mettre de côté l’écriture cinématographique pour privilégier l’écriture pour la scène.
Une fois lancée, tu as rapidement trouvé ta place dans des plateaux d’humour réputés (Dimanche Marrant…), et tu as proposé un premier spectacle assez vite également. Penses-tu que cette exposition rapide t’a forcée à apprendre plus vite, presque au forceps ?
J’ai fait ma première scène le 24 février 2018, ça fait déjà deux ans maintenant ! Et au mois d’avril, j’ai reçu le mail d’une amie comédienne qui me proposait un créneau pour jouer au Festival d’Avignon à un tarif préférentiel. J’ai dit oui, avec seulement 3 mois pour préparer un spectacle ! J’avais envie de jouer, et je ne voulais pas passer à côté d’une telle opportunité.
En plateau, c’était très cool de pouvoir jouer rapidement. Mais ce que je regrette dans cet environnement, c’est ce côté The Voice, très concurrentiel entre humoristes. On passe les uns après les autres, et la comparaison est inévitable entre les univers. Tu constates d’emblée si tu marches moins bien ou mieux que les autres. C’est dur ! À l’inverse, avoir une heure où on ne me compare avec personne est réconfortant.
Pour Dimanche Marrant, je pense que le plateau cherchait des humoristes femmes. Aujourd’hui, les femmes humoristes restent minoritaires, d’ailleurs. Ça permet d’accéder à des plateaux prestigieux plus rapidement que des mecs qui sont là depuis plus longtemps, mais qui sont plus nombreux.
D’ailleurs, cette forme de quotas vient aussi avec des expériences plus compliquées, du sexisme par exemple…
C’est clair : il intervient à plusieurs endroits, et on reste aussi sous-représentées. Je trouve certaines humoristes géniales, mais je les vois trop peu sur des plateaux : Julie-Albertine Simonney, Emma de Foucaud, Tahnee…
À côté de ça, tu entends encore le discours de mecs misogynes… D’après eux, les femmes seraient moins marrantes. Un exemple : je suis sélectionnée au tremplin du Festival d’Humour de Paris cette année. On m’a dit que c’était de la discrimination positive, que je n’avais pas le niveau, que je ne le méritais pas… « Tu as été prise parce que tu es une meuf ! »
Alors que tu as suivi toutes les étapes de sélection : les Trempoint du Point Virgule…
Oui, j’ai fait trois auditions au Trempoint. À chaque fois, je proposais des extraits différents. Ensuite, j’ai participé aux Trempoint, en proposant des textes différents à Antoinette [Colin, directrice artistique du Point Virgule, Ndlr.]. J’ai fait le taf !
Après, tu auras toujours des gens un peu jaloux et malveillants qui trouveront quelque chose à dire. Un jour, ça peut arriver d’être sélectionnée parce qu’on est une fille… Mais ça arrive aussi parce qu’on aime bien ce que je fais : ma proposition, mon univers… Mon expérience de comédienne a aussi pu m’aider, je pense. Être à l’aise pour discuter et créer des liens m’a sans doute permis de me démarquer d’autres filles. Peut-être qu’elles étaient plus intimidées dans cet univers concurrentiel et plutôt masculin.
Quoi qu’il en soit, les choses sont en train de changer. Des personnalités comme Sophie Bergeot, très douces, arrivent à exister sans avoir à se viriliser ou à pousser des coudes les autres.
Clairement : même quand tu assures la chauffe d’une salle comme elle le fait, tu peux proposer quelque chose de plus calme et qui fonctionne… Pas besoin de tomber dans les stéréotypes à la Tomer Sisley ! (rires)
C’est clair ! Il y a la place pour plein de personnalités différentes.
En open-mic, ça se ressent beaucoup en ce moment, c’est beaucoup plus paritaire.
J’ai vu : elles sont nombreuses à arriver, et elles proposent des passages intéressants. Récemment, j’ai découvert Lilia. C’est une humoriste malvoyante qui propose des blagues sur ce thème, c’était très drôle. Je la trouvais super forte.
Il ne faut vraiment pas avoir peur. Cette peur, je l’ai vu chez certaines nanas qui peuvent se dire que c’est la chasse gardée, qu’on est des Schtroumpfettes… Ce côté : « Qu’est-ce que tu viens débarquer ici ? ». Ce n’est pas comme ça qu’on va changer les choses, les filles !
Je me souviens du moment où tu as trouvé ton « personnage de stand-up ». Ça t’a fait complètement remanier ton spectacle et tes passages en plateau. Tu ne négligeais aucun détail, en te demandant même si tu devais garder ta frange ! Avec cette nouvelle identité scénique, trouves-tu que cela est plus facile de te présenter au public ?
Absolument ! À un moment, j’ai pris confiance en moi. Dans mon premier spectacle, je pense que j’ai proposé un pot-pourri de plein d’idées différentes. Je voulais faire de l’humour noir, m’inspirer du ton des chroniques politiques, parler d’oppression aussi…
En réalité, je crois que je n’arrivais pas à assumer ce que je voulais vraiment aborder. Je voulais parler d’amour, des relations entre les hommes et les femmes et bien sûr de moi à travers ça. J’ai eu peur d’être à la fois plus forte et plus vulnérable : d’avoir plus confiance en moi, et dans le même temps, montrer mes failles. Il fallait donc que j’assume une part de sensibilité.
Pour progresser, je travaille sur les aspects suivants : ne pas mentir, me dévoiler et aussi gagner en confiance. Au fur et à mesure, j’ai cherché à identifier ce que j’avais vraiment envie de dire. Ça devenait limpide : le stand-up était plus vaste que l’image que je m’en faisais. Dans le même temps, j’ai assumé l’idée que oui, j’étais marrante.
Tu avais sans doute vu pas mal de stand-up, et tu t’es dit que si tu allais vers ta représentation du stand-up, tu réussirais à te développer à partir de ça…
J’étais trop obsédée par l’écriture. Parfois, je me rends compte que le rire provient de choses très bêtes, très enfantines. Ce ne sont pas forcément des mimiques, mais ça passe par simplifier les choses. Vouloir avoir l’air intelligent, c’est un piège.
Dans le spectacle, j’ai l’air d’improviser, et les gens se demandent si certaines choses étaient prévues. Tant mieux : c’est ce que je cherche à obtenir.
Tu parlais d’aborder l’amour, mais tu parles aussi de sexe sur scène. Comment les spectateurs et les professionnels reçoivent-ils tes propositions artistiques ?
Parler d’amour m’a donné envie d’aborder la sexualité. Je ressens une certaine censure ambiante. Le public adore globalement : sur les plateaux, cela se passe bien. Certaines femmes me remercient même par message après mon passage sur scène !
Dans le même temps, j’ai l’impression que parmi les professionnels, certains ne supportent pas cela. Comme si c’était trop facile pour eux que ce soit aussi populaire, et qu’il fallait parler d’autre chose.
Je me demande si cela est lié à la démocratisation du stand-up en France. Tous les professionnels cherchent des propositions plus épurées pour la télévision, car il y a de l’argent à aller chercher là-bas. Tout doit pouvoir être captable et diffusable dans cette volonté de faire du stand-up un art familial, « tout public », comme au bon vieux temps du sketch français. On a du mal à comprendre que le stand-up, dans « les lois » américaines, ne réponde pas à ce standard. C’est dans un comedy club, tard le soir, interdit au moins de 21 ans car on sert de l’alcool.
Le côté frais du stand-up américain, qui propose une parole incorrecte et libérée, se heurte à une résistance. Ici, on essaie de lisser les bords : je trouve cela dangereux, il faut résister. Je suis ouverte à la critique, mais dans mon troisième spectacle, j’ai envie de parler entièrement de sexualité.
Paradoxalement, la sexualité est une thématique qui est de plus en plus abordée. Il y a les podcasts, les séries comme Sex Education…
Oui, ça répond à un besoin… Il y a aussi un attrait de la part du public, et de ma part aussi. Je m’interroge sur le sujet, alors que j’ai 30 ans : ça m’arrive de m’excuser de faire certaines choses, alors j’écoute et je me rends compte que c’est normal… On est tellement complexés, homme ou femme, car mal renseignés. Cette libération de la parole est chouette : elle va de pair avec les questions du consentement, du plaisir…
Dans les années 70, le concept de libération sexuelle existait déjà, mais il était plutôt au service de l’homme. Aujourd’hui, on donne la parole aux femmes : qu’est-ce que j’entends par mon plaisir ? Jusqu’alors, j’avais l’impression que la parole sexuelle se résumait aux femmes qui faisaient semblant de kiffer tel ou tel truc pour faire plaisir aux mecs. Et aujourd’hui, les réactions sont variées, même s’il reste une part de réactions misogynes.
Penses-tu qu’il y a encore besoin de paroles nouvelles ?
Oui ! Par exemple, Blanche Gardin est géniale, c’est la reine. C’est la parole d’une femme de 40 ans qui raconte qu’elle a vécu des expériences de souffrance sexuelle. Ce dont elle parle véritablement, c’est de la solitude plus que de l’amour. Ensuite, tu as Nora Hamzawi, mais elle parle plus du couple bobo. Marina Rollman parle de la dépression et de la société — plus en observation, comme un Haroun.
Il faut encore d’autres voix, d’autres paroles et d’autres spectacles, même si ça choque. Le besoin est colossal : en comparaison, aux États-Unis, il y a tellement de paroles distinctes ! Sarah Silverman, Ali Wong, Amy Schumer, Nikki Glaser, Michelle Wolf, Jenny Slate, Whitney Cummings…
La transition est parfaite pour la suite : tu as créé le podcast Les mecs que je veux ken, dans lequel tu t’autorises un côté « sans filtre » qui peut bousculer les auditeurs. Quels sont les retours de tes invités, qui ont tous droit à un poème d’entrée de jeu ?
C’est très particulier. Les invités sont en effet bousculés, et l’expérience n’est pas toujours agréable pour eux. Je crois qu’ils sont troublés que je les flatte. Le fait qu’une femme leur dise : « voilà pourquoi tu me plais », ce n’est pas une posture à laquelle ils sont habitués. J’ai souvent des rires gênés des invités qui me disent que je suis folle.
Mais souvent c’est plutôt très chouette : après l’enregistrement, on devenait parfois amis, comme avec Yacine Belhousse. Il était certainement très gêné : c’est quelqu’un d’assez pudique, qui n’a pas l’habitude de parler de sexe, d’amour.
https://open.spotify.com/episode/6umWqrLGhTcfqfbJvndHE4
Pour d’autres, on se recroise ou on prend des verres après l’enregistrement. En revanche, après la diffusion de leur épisode, ils ne font peu ou pas de communication dessus. Comme s’ils n’assumaient plus tout à fait.
Les mecs casés sont gênés par rapport à leur meuf. Prochainement, un épisode va sortir avec Flober et il m’a dit que le titre avait étonné, légèrement alerté sa copine ! J’en rigolais avec Pierre Thevenoux l’autre jour. Il n’avait jamais partagé les stories, car il avait peur de rendre sa copine jalouse à cause de la photo de l’épisode. On le ressent surtout au moment de la promotion du podcast.
https://open.spotify.com/episode/1GFvUsuf1NGggfJzUanDAO
Au-delà de cette gêne, les retours que tu as oralement révèlent-ils autre chose ?
Concernant les retours, ce qui m’intéresse aussi, ce sont les échanges avec les auditeurs. En réalité, la relation fondamentale pour moi, c’est celle avec Arezki [Chougar, producteur du podcast, Ndlr.]. C’est mon coup de cœur de l’année écoulée. Il compte beaucoup pour moi… C’est lui qui m’a encouragé à lancer le podcast. J’avais participé à l’un de ses podcasts, et je lui avais confié vouloir en faire un mais ne pas trop savoir comment.
https://open.spotify.com/episode/4Ap1HtLDKxSD6tufS1JSur
Il m’a proposé de m’aider, et il a mis son temps, son matériel et son énergie à disposition. Je ne peux pas faire le montage sans lui ! En effet, s’il m’envoie l’audio et que je l’écoute seule, je lui dis de ne pas sortir l’épisode. Tout à coup, j’ai honte de parler autant, de ne pas laisser plus parler mon invité.
Arezki, au contraire, me rassure : il souligne ce qui est intéressant, suggère de couper certains passages pour la compréhension ou la fluidité du propos. Il m’a donné beaucoup confiance en moi. C’est devenu un super ami, une personne très importante pour moi. C’est un grand féministe !
Si tu as l’occasion de l’interviewer, ce serait intéressant d’avoir son point de vue. Je crois qu’il a été étonné de voir la manière dont certains mecs répondent aux messages, lorsque je fixe le rendez-vous pour l’enregistrement. Entre ceux qui veulent créer de la séduction là où il n’y en a pas, ou qui résistent, etc. L’un des invités m’a demandé à ce que l’épisode ne soit pas diffusé, un autre qu’il soit retiré de YouTube…
Justement, comment réagis-tu face à ces demandes ? Tu les acceptes ?
Le comédien qui a demandé à ce que l’épisode ne soit pas diffusé parlait de son homosexualité. Je pense qu’il n’avait pas envie d’être aussi ouvert sur la question. Il s’est livré sur le moment, et il a regretté. J’ai essayé de le convaincre, de lui proposer d’envoyer la version montée… Il ne voulait pas, et j’ai respecté son choix.
Celui qui ne voulait pas retrouver son épisode sur YouTube, je l’ai retiré sur la plateforme. Cependant, l’épisode est toujours disponible ailleurs sur les applications de podcast.
D’autres exemples ?
Dernièrement, j’ai enregistré l’épisode avec Louis Chappey. Après coup, il a culpabilisé de s’être livré, d’avoir transmis des choses sur sa famille ou son intimité. Il m’a demandé d’écouter une version du montage avant publication, et j’ai refusé. Je lui ai proposé qu’il fasse une demande écrite à Arezki et moi pour que l’épisode ne soit pas diffusé, ou qu’il accepte de nous faire confiance pour réaliser ce contenu. L’objectif, c’était qu’il lui fasse honneur et non qu’il lui porte préjudice.
En l’occurrence, l’épisode est génial car Louis a été extrêmement sincère. C’est assez rare ! Pour le deuxième épisode, j’avais un invité qui avait eu une vie de drogues et de femmes… Quand je l’avais amené à parler de ça, il avait préféré montrer son côté grand romantique. La notoriété fait que certains font davantage attention à leur image.
Aux États-Unis, les humoristes ont plus l’habitude des podcasts où ils se livrent. S’ils prennent des médocs ou ont trompé leur femme, ils le disent. Ici, ils ne sont pas habitués à se livrer aussi sincèrement. Les podcasts, comme le stand-up aux États Unis, sont une forme de résistance à l’hypocrisie, au puritanisme ambiant, il me semble. Et les artistes américains ont moins peur d’être vulnérables, de montrer leurs émotions que les français, plus rationnels, cyniques… Les acteurs américains sont moins frileux à parler travail, labeur, ambition là où les acteurs français jouent encore aux génies à qui tout arrive par hasard, avec facilité.
D’autant plus que quand un humoriste joue le rôle d’un séducteur sur scène, tout est prévu et écrit. Ce n’est pas pareil que la vraie vie !
C’est marrant : le podcast révèle ceux qui sont sincères sur scène et ceux qui jouent un personnage. La sincérité de Louis Chappey ne m’a pas étonnée. En effet, sur scène, il fait très rapidement le lien avec sa vie, ses dernières observations… Il ne triche pas !
Regrettes-tu que ta manière de décrire ou mettre en scène les rapports homme/femme ne soit pas toujours considérée comme « féministe » ? Alors que justement elle sort des discours habituels…
C’est effectivement un combat. Ces deux dernières années, il y a eu un éveil des consciences avec #MeToo, pour moi très positif. On se pose des questions et on met des mots différents sur les choses. Ça a bouleversé ma vie : en tant que comédienne, j’ai réalisé que j’avais accepté des situations de harcèlement. Ces mecs étaient défendus par les milieux du théâtre et du cinéma. Ces artistes étaient considérés seulement comme « un peu relous » dans l’ancien monde, alors qu’en réalité, ils étaient des prédateurs sexuels. Même si je n’ai pas été violée, j’ai subi des situations de harcèlement sans pouvoir mettre des mots dessus, car ça allait de soi à l’époque.
Aujourd’hui, je me sentirais plus apte à me défendre et je suis très reconnaissante vis-à-vis des femmes féministes, très reconnaissante à Adèle Haenel pour tout ce qu’elle fait, dit, dénonce ; à Vanessa Springora pour son livre, Le consentement.
Mais de l’autre côté, il y a toujours les mêmes vieilles qui ont signé la tribune sur la « liberté d’importuner ». En France, il reste donc encore beaucoup de travail entre femmes. Comment se parler, comment se respecter et quel que soit son point de vue, de ne pas se phagocyter. Le sujet est très sensible et complexe…
Et tu retrouves cela dans les critiques de ton podcast…
Effectivement. J’ai reçu quelques remarques de femmes humoristes qui me reprochaient de faire un podcast hétéro genré. J’y ai beaucoup réfléchi. D’abord, le comédien qui n’a pas voulu que son épisode sorte est homosexuel.
Ensuite, on me demande : « À quand une deuxième saison des meufs que je veux ken ? ». À jamais, il n’y en aura pas. Je suis hétérosexuelle, les hommes m’attirent et je n’ai pas à m’en excuser. Je me demande plutôt comment mon attirance peut émaner de l’admiration et du discours des mecs en face. Donc, fatalement, c’est hétéro genré.
Ensuite, on me reproche de mettre la lumière sur des hommes car ils sont déjà très mis en valeur dans notre société. En l’occurrence, je travaille avec des femmes. Ma metteuse en scène, Adrienne Olle, est une femme. La direction de la Petite Loge, ce sont des femmes… Je fais souvent la première partie de Marina Rollman, qui est une femme.
Le podcast est un autre sujet, et ce n’est pas moi, toute seule, qui vais réparer le patriarcat. Enfin, sous couvert de féminisme, les nanas qui m’ont accusée manifestaient parfois de la jalousie. Car elles me demandaient si ça marchait, si j’avais des écoutes… C’était une forme d’intolérance.
Quelle est la teneur des messages que tu reçois ?
Je reçois notamment des messages quand je mets en avant mes complexes. Certaines femmes me disent : « Tu n’as pas le droit d’être complexée, tu es trop jolie ! ». À d’autres moments, je ne suis pas assez body positive. Je reçois ces messages pour le podcast, mon spectacle, ma présence sur les réseaux sociaux, etc. Les féministes ne me trouvent pas assez avant-gardiste : le fait d’être hétérosexuelle, d’assumer mes complexes… D’être romantique aussi, avec la soumission que ça peut engendrer. J’assume le fait que l’homme peut m’objectiver, qu’il y arrive et que je n’aie pas encore trouvé la solution pour me sortir de ça.
Elles ne veulent pas entendre ce discours, qui est pourtant ce que j’ai de plus sincère à communiquer.
D’autres résistances à signaler ?
Tu as aussi des femmes à l’ancienne. Une fois, j’avais publié une story car mon spectacle était complet. J’étais nue, j’avais caché mes seins et mon sexe avec des emojis. J’ai reçu des remarques de meufs, en résumé : ne fais pas ça, ne fais pas ta pute, t’essaies de chauffer les gars, t’as pris la confiance… Il y avait aussi le : « Mais tu es jolie ou tu es drôle ? ».
Je trouve que les mecs ont plus de facilité à avoir confiance en eux et en leur charme. À l’inverse, la plupart des femmes manquent de confiance : c’est un drame, mais on ne va pas se voiler la face, c’est la réalité. Je ne veux pas, pour faire plaisir à certaines, dire que je me kiffe alors que ce n’est pas en phase avec ce que je pense.
C’est tout le problème de donner une image de role model en mode dictature du développement personnel… J’ai aussi du mal avec certains podcasts féministes pour ça, qui manquent parfois de recul.
Cela va avec une forme de moralisation, ce qui est très dangereux. Ce côté où tu n’as plus le droit de rigoler… J’ai des amies qui ne veulent pas entendre parler de Blanche Gardin, pour sa relation avec Louis C. K. ou ses blagues sur #MeToo. Alors qu’elle est essentielle ! Il faut continuer à se marrer, à avoir de l’autodérision, pouvoir faire des blagues sur le viol ! …
C’est un sujet très complexe, mais il faut permettre une parole sans autocensure. Sinon, on laissera la place à de gros beaufs qui vont caricaturer les féministes et il n’y aura rien en face comme contre-pouvoir.
Tu as une manière un peu classe et arty de monter tes vidéos, je pense à la story sur la beauté masculine par exemple. Ça crée un contraste avec la sincérité brute de tes anecdotes, je trouve. Est-ce une manière de l’amener au public avec plus de subtilité ?
J’adore Instagram, les stories… Dans le milieu des humoristes ou des acteurs, il y a beaucoup de compétition. Même au niveau de mon entourage, j’ai quelques copines qui ne sont pas aussi encourageantes que je l’espérais. Ce sont souvent des inconnus sur Instagram qui me donnent le plus d’encouragements. En tête, il y a ma mère, mais juste derrière, il y a ma communauté sur Instagram.
Avant de construire ce sketch, j’avais écouté le podcast Les couilles sur la table. L’invitée, Maïa Mazaurette, expliquait qu’il fallait que les femmes sexualisent les hommes comme ils l’avaient fait pour elles. Il fallait que les femmes identifient ce qui les excite, qu’elles dessinent, photographient les hommes, pour les mettre en scène…
En somme, qu’elles sachent les sublimer sans craindre de le faire. Pour aller plus loin, d’aller jusqu’à objectiver les hommes. Les femmes, par peur de se faire insulter, n’osent pas dire : je vais filmer un bras, un dos, un cou… Le soir après l’écoute du podcast, j’avais vu un gars super beau et c’est vrai que ça m’avait fait de l’effet !
Plus largement, Instagram me donne envie de retourner sur une écriture cinématographique, d’écrire une série. Ça m’a redonné le goût à l’image que j’avais perdu un peu de vue.
Tu as eu l’occasion de faire les premières parties de Marina Rollman au Théâtre de l’Œuvre. Peux-tu revenir sur l’expérience, à la fois de jouer devant le public de Marina et de la côtoyer en coulisses ?
Depuis novembre 2019, au moins une fois par mois sinon plus, j’ai cette chance ! Ça m’a beaucoup marqué en bien : elle a un discours féministe sur scène et à la radio, et elle y reste fidèle dans la vie. Marina ne donne pas de leçons et ne se compare pas.
Dans ses premières parties, elle essaie d’inviter une majorité de femmes. Marina a pris le risque, sans me connaître, de me donner une chance. Elle a aimé mon travail et m’a donc rappelée. Aussi, elle ne se vantera jamais des gestes qu’elle accorde aux autres. Au début, j’étais très stressée : je l’admirais, c’était au Théâtre de l’Œuvre, une salle magnifique de 300 places.
Comment pourrais-tu décrire Marina Rollman ?
Marina, c’est quelqu’un de très impressionnant intellectuellement. Au-delà d’une actrice, elle est une journaliste et réalisatrice. Elle a une curiosité insatiable et veut tout connaître.
La première fois que j’ai joué sa première partie, je n’avais pas dormi les nuits précédentes… J’étais un peu tremblante. En arrivant dans sa loge, elle m’a demandé si ça allait. Elle voulait savoir comment ça se passait à la Petite Loge, où j’avais trouvé l’inspiration pour certaines choses, et mon processus d’écriture… Tout cela à 3 minutes de rentrer sur scène ! Elle ne se recentre pas sur elle-même, elle me regarde dans les yeux en me posant ces questions, curieuse de la réponse. C’est hyper rare !
Je te le confirme. J’arrive souvent avant le début des plateaux d’humour et je vois ce qui se passe humainement. Ça n’a rien à voir !
Clairement ! Marina est hyper modeste, cool et détendue. Certains gesticulent partout, lisent leur texte à voix haute, comme pour nous culpabiliser de ne pas assez travailler… Et au final, ils font les mêmes passages depuis très longtemps.
Avec Marina, c’est l’inverse. Elle ne dit pas qu’elle travaille : elle est plus dans une attitude de découverte, de douceur et de gentillesse.
Preuve supplémentaire qu’elle n’est pas dans l’ego : elle ne veut plus faire de plateaux de manière proactive. Je l’ai vue à la Java Comedy Club, elle a cartonné. C’est peut-être une spécificité suisse… Thomas Wiesel a aussi ce côté où il veut se cacher, fuir dans la montagne… Alors qu’en France, il y a cette forme de culte de la personnalité des artistes. Elle semble hermétique à ça ! Je me demande si elle a conscience de sa célébrité…
Qui recommanderais-tu comme humoriste de la nouvelle génération à découvrir, forcément moins golri que toi mais assez cool pour assurer tes futures premières parties ?
Je pense à quelqu’un que j’adore, qui n’est absolument pas moins drôle que moi d’ailleurs… Elle est très forte, même : Queen Camille. C’est une ancienne journaliste sexo et YouTubeuse pour madMoizelle.com devenue stand-uppeuse. Elle a un sens de l’écriture, de la scène et une bienveillance pour le public. Également, elle est très prometteuse : elle peut aller très loin très vite. Enfin, elle ne tombe pas dans le politiquement correct, c’est purement drôle !
C’est quelqu’un de très bienveillant, de très modeste. Elle est vraiment top et elle a un côté businesswoman. Elle sait organiser un plateau, elle a d’ailleurs récemment organisé le One Mad Show au Elles Fest. Peut-être qu’on fera un plateau un jour : on en a discuté, et elle cherchait déjà la recette des meilleurs plateaux aux États-Unis pour en faire un succès ! C’est une grosse bosseuse qui le camoufle sous des airs de meuf très cool. Elle est dans la vie comme dans ses vidéos : c’est le féminisme qu’on veut, car elle ne juge jamais personne. Elle m’inspire beaucoup. En la côtoyant, comme pour Marina, je me sens devenir une meilleure femme.
Tu as mentionné plusieurs références de stand-up américain. Tu dévores les specials Netflix ou autres dès leur sortie comme d’autres nerds du stand-up ?
Oui, d’ailleurs je suis dégoûtée car il y a certains specials qui sortent aux États-Unis et pas en France. Le dernier special de Michelle Wolf, je l’ai tout de suite regardé !
Inversement, j’étais un peu passé à côté d’une humoriste, Nikki Glaser. C’est Yacine Belhousse qui m’a incité à lui redonner une chance. C’est très fort. Au premier abord, elle fait tellement ricaine, on se demande ce que ça peut bien être… Et finalement, c’est bien écrit, intelligent…
Pour toi, quelle est la forme de stand-up idéale ?
Pour moi, c’est celle de Louis C. K. : autodérision, observation. Il aborde les choses qui lui tiennent à cœur, du politiquement incorrect qui choque mais qui remet en question tout le monde. Je pense aussi à ses moments de jeu… Sa proposition artistique est très personnelle.
En somme, il a inventé la forme de stand-up parfaite. Même si je trouve plein de gens géniaux, personne ne surpasse Louis C. K. à mes yeux.
Quel est ton lieu préféré pour monter sur scène à Paris ? As-tu un théâtre en tête où tu aimerais jouer une heure ?
Le Théâtre de l‘Œuvre, c’est un lieu sublimissime ! Et j’adore assurer la première partie de Marina Rollman. Je pense qu’il y a une connivence entre son public et ma proposition artistique. Même si ce n’est pas un plateau, c’est l’endroit où je préfère jouer.
Quelles sont tes actus à venir ?
Je participerai au Festival d’Humour de Paris le 24 mars.
Comment tu abordes cette soirée, justement ?
Je suis très stressée ! (rires)
Bien sûr, je suis sensible à l’émulation et j’aime les concours. J’ai fait la classe libre du Cours Florent, l’un des concours les plus exigeants qui soit. En revanche, j’ai longtemps rêvé d’intégrer le Conservatoire national d’art dramatique. J’ai raté le concours deux fois au troisième tour, et j’ai fait une dépression par la suite.
Tout d’un coup, ça m’a rappelé cette histoire d’échec au conservatoire. Le fait qu’il y ait de l’enjeu, des professionnels dans la salle… J’espère que ça va bien se passer !
On ne peut rien garantir, mais on a abordé ta légitimité plus tôt dans l’interview… Et deuxième aspect : Marina Rollman a participé au FUP sans rien gagner… Jean-Philippe de Tinguy (qui ne joue plus) et Alexis le Rossignol l’ont devancée.
Je ne savais pas qu’elle l’avait fait ! Comme quoi… C’est fou ! Ça me console, c’est super.
D’autres actualités avant de conclure cette interview ?
En mai, il y aura la diffusion d’un projet que j’ai fait pour la télévision avec la chaîne Lolywood.
Autre actualité importante : je vais amener le spectacle Tenir debout en Avignon cet été. Ça va être beaucoup de boulot, et c’est tellement compliqué à mettre en place… pour l’instant, je touche du bois pour que ça se fasse ! L’idée, c’est de faire tourner le spectacle et de le jouer en province. Je jouerai d’ailleurs à Angers en mai.
Interview Rosa Bursztein – Le débrief
L’interview de Rosa Bursztein n’a pas complètement levé le voile sur la comédienne. En revanche, on la cerne de plus en plus, à mesure qu’elle apporte des petites touches de confession supplémentaires.
Déterminée à apporter une proposition artistique audacieuse au public, elle va continuer de faire parler d’elle. Sincère dans sa démarche comme dans ses prises de position, elle va s’imposer aux yeux des premiers sceptiques (nous l’étions, c’est de l’histoire ancienne). Quelque chose me dit qu’elle a encore beaucoup à apporter à la comédie !
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© Jeremy Suyker