Interview Yacine Nemra – « En impro, tu peux toujours retomber sur tes pattes »
Il n’existe pas grand monde d’aussi attachant que Yacine Nemra, en interview comme ailleurs. Ce grand enfant et boute-en-train infatigable est littéralement intarissable.
Je me réjouissais de le retrouver après une rencontre à la va-vite où je cherchais surtout Blaise Bersinger. Parfois, on oublie de profiter de ce que l’on a sous son nez. La vie m’a laissé une deuxième chance, je l’ai saisie : résultat des courses, vous pouvez lire cette interview !
L’interview de Yacine Nemra
Comment te présenterais-tu au public français ?
Je suis un improvisateur de longue date, si bien qu’un jour, on m’a proposé de jouer un spectacle mêlant improvisation et stand-up avec d’autres artistes suisses. Thomas Wiesel, Charles Nouveau, Marina Rollman, Yoann Provenzano… et évidemment Blaise Bersinger, avec qui je fais de l’improvisation depuis mes débuts.
Charles Nouveau partant à Paris, il m’a proposé de le remplacer à la Matinale de Couleur 3. Il m’a dit : « T’aimes le sport et tu es marrant, viens ! ». Alors que je terminais mon master à l’équivalent suisse de l’ENA, je me retrouvais chroniqueur radio… Mon destin de directeur des eaux de la ville de Renens [près de Lausanne] n’était plus, je suis devenu chroniqueur, humoriste et comédien !
Je me suis retrouvé propulsé dans le segment le plus en vue de l’humour suisse-romande. Ça n’a pas été simple, je cumulais les études en même temps et il m’est arrivé de rater des chroniques, de bégayer… J’ai tenu six mois, mais je sentais que la confiance était cassée. Heureusement, Valérie Paccaud m’a permis de me former aux Bras cassés, sentant que j’avais été envoyé au casse-pipe !
On s’est immédiatement bien entendus. Vient ensuite le moment de faire un papier d’essai, et je me broute. J’ai vu dans ses yeux le doute, mais elle m’a corrigé et une fois à l’antenne dans les Bras cassés, ça s’est super bien passé !
À la radio, on te pardonne (et on guette avec malice) les moments où tu craques et te mets à rire en pleine chronique. Certains casseraient l’ambiance, pour toi ces moments ajoutent à l’intensité comique. Tu es d’accord avec ça ?
J’ai toujours peur de l’effet… Je déteste les gens qui se forcent à faire des faux fous rires en spectacle. Pour mes papiers, je les écris « en mode impro », très vite. Parfois, j’y passe moins d’une demi-heure ! J’ai cette habitude d’être du tac-au-tac : telle réplique mène à une autre, etc. J’ai assez confiance en mes propres délires, je me laisse porter en creusant de plus en plus loin. Je me demande : « qu’aurais-je fait si c’était de l’improvisation ? ».
Ainsi, j’aime bien me surprendre dans l’écriture, et la surprise est la même quand je relis les chroniques !
C’est le fait de les livrer à la radio, avec du monde au tour, qui amène cette surprise ?
Oui, mais pas seulement. Parfois, j’écris des choses en me disant : « je vais voir si ça passe… ». Ça me semble tellement bizarre et bête, je me demande comment j’ai pu écrire ça pour Couleur 3. Par exemple, dans les chroniques « Le saviez-vous ? », je dresse une énumération de gens où je peux dire : « il y a 52 personnes désorientées en chaussures de bowling » !
L’origine des « Le saviez-vous ? », c’était de créer une chronique qui mêlait également des jeux vrai-faux. Finalement, on s’est dit que c’était drôle d’inclure uniquement des choses fausses !
Tu as un humour très enfantin…
Oui, ça me fait rire ! C’est très inspiré du Saturday Night Live, des Monty Python et d’autres programmes de la sorte. J’aime qu’ils cherchent le petit truc bête et lorsqu’ils rendent la bêtise intelligente tant elle est bête.
Tu arrives à faire de l’humour engagé en parlant d’oiseaux et en adoptant une attitude de grand enfant (que Valérie Paccaud finit toujours par canaliser). Comment allies-tu la candeur et l’engagement ?
(Rires) Je ne sais pas trop… Je pense que comme Yann Marguet, je propose un humour un peu différent. On est des universitaires, comme les Monty Python pouvaient l’être… Je suis assez sensible aux sciences politiques. J’ai envie de parler de causes qui me touchent. Parfois, je fais le choix de la bêtise complète. Aborder un sujet complexe en parlant d’oiseaux, ça évite d’en parler juste pour en parler. C’est important de bien étudier chaque thématique, d’être pertinent tout en parlant de ce qui me touche.
Par exemple, j’ai de la peine avec les gens qui font du commentaire politique au kilomètre, comme les éditorialistes. On ne peut pas tout savoir sur tout ! Il faut avoir la modestie de reconnaître les sujets sur lesquels on se sent légitime.
Y a-t-il d’autres raisons qui motivent ce choix de la « bêtise complète » ?
J’ai un positionnement parfois très à gauche sur des sujets comme l’antiracisme. De plus en plus, être sexiste, raciste ou homophobe n’est plus considéré comme de la haine mais comme une opinion qu’on doit respecter… J’ai aussi envie de toucher ces gens qui pensent qu’être de gauche, c’est la bien-pensance. C’est pour ça que j’ajoute des trucs bêtes : je ne veux pas leur faire la morale.
Il faut donc toujours trouver un moyen d’être drôle. J’ai appliqué cela à ma série Nous autres sur le racisme ordinaire. J’ai compilé des anecdotes que j’ai vécues ou qui ont touché des amis, des connaissances comme des inconnus… Cela a donné une fiction avec de l’humour absurde pour rendre accessible le discours antiraciste. Ainsi, des personnes réfractaires à ce sujet peuvent l’aborder autrement, par les faits, sans culpabilisation. Ainsi, ils se rendent compte plus facilement de ce qu’ils ne vivent pas en tant qu’homme blanc cisgenre.
Ce faisant, tu ne parles donc pas seulement aux personnes acquises à ta cause.
Parler à des initiés ne sert pas à grand-chose : la partie est gagnée dès le début !
Revenons aux planches. Avec Les gens meurent, tu participes à une pièce de théâtre. En quoi l’exercice diffère-t-il de l’improvisation, et est-ce ta première fois dans ce genre ?
C’est ma première expérience de théâtre, en effet, où je joue quelque chose d’écrit au préalable. Contrairement aux gens que tu interviewes d’habitude, je n’ai jamais fait de stand-up ! C’est différent surtout car c’est un exercice de troupe où chacun a sa spécialité. Si Blaise, Yann et moi sommes habitués à l’improvisation, Julien [Doquin de Saint Preux] a davantage besoin que tout soit bien quadrillé.
Le processus d’écriture a été très long, très poussé, très carré. C’était quelque chose qui me stressait : j’avais l’impression que cela nous laissait peu de marge pour créer. Blaise et moi avions envie de garder une place à l’improvisation sur le plateau, lors des répétitions. Heureusement, nous avions Tiphanie Bovay-Klameth à la mise en scène dans l’équipe ! Elle a joué un rôle essentiel pour nous amener à ce résultat final : on a pu créer, expérimenter tout en conservant un cadre…
Même si vous vous connaissiez bien, il fallait peut-être gérer les rapports de force dans la troupe…
À l’origine, l’idée de cette pièce était une commande du théâtre Boulimie après le succès de la série Bon ben voilà. Le pari était de réunir la même troupe pour attirer le public dans les salles de Suisse romande. Mais cela a demandé beaucoup de travail : l’écriture de la pièce a pris un an et demi ! Le rythme était intense. On se voyait toutes les semaines, 3 jours par semaine. On avait une trame de 120 pages, puis une dramaturge nous a aidés. Ensuite, Yann et Julien ont pris le texte en main.
La pièce était par ailleurs maudite. À un moment à Lyon, Yann s’est retrouvé cas contact et on ne savait pas si on devait partir. Pendant une semaine d’écriture, des membres de la troupe ont perdu des proches, puis Blaise a eu le Covid. Plus tard, on devait partir à Zurich quatre jours pour écrire et on a subi une quarantaine. Ça nous a obligé à apprendre notre texte pendant les répétitions…
Quelqu’un est même mort devant le théâtre, pendant les répétitions ! On sortait du théâtre, et on le voit ronfler dans le parc pour enfants juste à côté. On imagine qu’il est simplement endormi, éméché comme il y a un festival dans la ville. Le lendemain matin, la police et les secours sont là et essaient de le ranimer. On n’en revenait pas.
Heureusement, depuis tout va bien ! On prend beaucoup de plaisir à jouer la pièce. Tout le long, on a eu très peur, mais tout s’est bien terminé. À l’issue de 3 semaines de jeu cet été à Lausanne, on va ensuite partir en tournée pour jouer la pièce !
On me dit dans l’oreillette que monter sur scène pour faire du stand-up, c’est ton prochain défi. On t’incite à le faire depuis longtemps, même !
Thomas Wiesel, comme Sébastien Corthésy [de Jokers, la grande machine à produire les artistes suisses, Ndlr.], n’arrêtent pas de me tanner. « Quand vas-tu écrire ton spectacle ? » Des théâtres seraient même prêts à le programmer…
Or le stand-up demande de roder pendant un certain temps avant de se lancer… J’imagine que ta réticence est là !
En impro, tu peux toujours retomber sur tes pattes. Je repousse, mais il faut que je me lance ! Écrire des chroniques me permet d’avoir ce réflexe d’écriture. Mais le stand-up, je n’ose pas : j’ai super peur ! Pourtant, je me débrouille bien quand il faut parler avec un public… Il faut que je saute le pas !
Une question que j’aime bien poser pour situer l’univers artistique de mes interviewés… Quelles sont tes références comiques et artistiques ?
[Aparté : habituellement les artistes citent 3, 5 références grand maximum. Dans cette interview, Yacine Nemra a décidé de citer tout le monde et c’est très, très fourni ! On a essayé de couper le moins possible…]
David Lynch, Twin Peaks : je rêverai d’avoir écrit ça ! J’adore m’y plonger, je trouve ça très drôle et j’adore l’abstrait. Même si cela n’a pas l’air très compréhensible, j’adore cerner l’univers mental de Lynch.
En humour, je suis globalement plus attiré par l’absurde. J’ai découvert les Monty Python enfant et j’ai dévoré ce qu’ils faisaient ! J’aime davantage ce qui est anglophone, même si j’adore les Nuls par exemple. Il y a aussi le SNL que j’ai cité plus haut, je suivais chaque édition toutes les semaines à l’adolescence.
Sur la scène francophone, j’ai beaucoup aimé Chris Esquerre et Monsieur Fraize. J’aime beaucoup les OSS 117 et tout ce qui est référencé. C’est peut-être l’héritage d’avoir vu beaucoup de westerns et de péplums avec mon père… Le magnifique, avec Belmondo aussi… Pardon, ça fait beaucoup !
Le point commun, c’est que c’est généralement recherché, pointu…
Pas forcément ! J’ai adoré Le dîner de cons, Les Bronzés, Le Père Noël est une ordure…
Qui restent des comédies cultes, de puristes !
C’est sûr que ce n’est pas comme La soupe aux choux et Les visiteurs, qui n’étaient pas trop mon truc…
J’ai la chance d’avoir un père très cinéphile, ce qui m’a ouvert beaucoup de portes sur le plan culturel. Quand j’avais 11 ans, je regardais les Monsieur Manatane de Benoît Poelvoorde sans comprendre. Mais je m’accrochais, je voulais comprendre et savoir où ça allait !
J’ai aussi adoré les spectacles de Gad et Jamel… Gad était trop fort à l’époque. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il se regarde jouer et qu’il a ce travers des stand-uppers américains. Ceux qui abordent leur célébrité et qui n’ont plus grand-chose à dire… À l’inverse, je trouve trop cool des Louis C. K. et des Ricky Gervais. Ils ont su continuer à parler de questions existentielles, parler d’absurde… et ça marche à fond. Même si le stand-up n’est pas ma préférence, je regarde beaucoup ce qui se fait. J’aime beaucoup Blanche Gardin, Marina Rollman, Haroun…
Il y a aussi Yann Marguet et son personnage Fusil McCul. Même si c’est un pote de longue date, ce qu’il fait est l’un des trucs qui me fait le plus rire en francophonie !
J’admire Blaise Bersinger depuis le début ! On a été au lycée ensemble, on a fait nos gammes en improvisation ensemble… C’est l’un de mes 2-3 meilleurs amis sur Terre ! C’est l’un de ces gars qui ont des super-pouvoirs et pour lesquels ça semble impossible de rivaliser. J’adore sa capacité à proposer de la bêtise immédiate et de l’absurde, de concilier l’écriture, les voix multiples dans les sketches, etc. Il devrait exploser, même si c’est de l’humour de niche évidemment !
Histoire d’être sûre, as-tu oublié des références ?
Oui ! L’auteur de BD Gotlib, notamment les Rubrique-à-brac et les Dingodossiers. Je les ai lu mille fois ! Plus récemment, je citerais la série TV Key & Peele, le truc le plus drôle des années 2010. Il y a aussi Tex Avery… Et sinon, j’ai parlé des Nuls et des Monty Python ?
Oui, plusieurs fois.
Bon, ça va alors ! (rires)
Quelles sont tes ambitions pour la suite ? As-tu un rêve artistique inavoué que tu me confierais en exclusivité mondiale ?
Bon ben voilà, c’était un peu mon rêve. Un projet de sketches, un peu comme les Nuls, le Saturday Night Live… De fait, mon rêve absolu serait de faire des sketches dans le SNL ! Dans ce que je propose, je préfère les univers visuels à des choses parlées… L’un des sketches que j’ai écrits sur la publicité suisse le montre, quand j’y pense.
Tu apparais aussi dans des programmes comme Footaises et la chaîne e-sport de la RTS pour parler gaming. En quoi ces expériences diffèrent-t-elles de tes autres activités ?
Footaises, c’est un pur exercice d’improvisation ! Avec Thomas Wiesel, je suis l’un de ceux qui s’y connaissent le mieux en culture footballistique. Moi aussi, je fais des quiz de foot tous les soirs sur l’équivalent du So Foot britannique ! Je ne pourrais pas citer l’ensemble de l’équipe de Corée du Sud en 2006, mais si on faisait un quiz coupe du monde, je pourrais sans doute le battre.
Pour l’e-sport, j’ai commencé par des chroniques humoristiques avant d’évoluer et de proposer des quiz. Je pensais que ça me prendrait moins de temps, mais je me retrouvais à faire du montage vidéo car ça passe sur Twitch ! C’est aussi un endroit où l’impro est possible. On peut sniper, se permettre de délirer !
J’étais avec Yann Marguet à la dernière de la saison, il s’en est donné à cœur joie ! L’impro, c’est notre zone de confort : on est à l’aise en public, on peut envoyer de la punchline… Bien sûr, l’impro ne se limite pas à ça, il y a toute une dimension de construction d’histoire. Mais c’est plus libre qu’une émission de radio chronométrée au millième près, ou presque !
Interview Yacine Nemra – Le débrief
Rares sont les artistes qui ont tant à dire et tant de références à citer. Féru de comédie, Yacine Nemra pousse son sens comique dans ses derniers retranchements. Quand tant d’autres ont du mal à révéler leur singularité, sa personnalité jaillit dans toutes ses créations artistiques. En résulte généralement un moment de pur plaisir, très souvent partagé par le public.
Les Suisses habitués des ondes reconnaîtraient sans doute le rire de Valérie Paccaud parmi mille autres. Or celui de Yacine Nemra, de plus en plus iconique, hante encore mon esprit alors que j’écris ces lignes. Une expérience plus espiègle qu’envoûtante tellement elle donne la pêche et vous fait oublier la noirceur du monde. Yacine Nemra est un peu comme ça, et partager un moment avec lui a été l’un des meilleurs moments de mon année. Si vous ne le connaissez pas encore et que l’humour est votre grande passion, trouvez un moyen de le croiser sur scène.